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11 août 2015 2 11 /08 /août /2015 10:31

Toute la campagne autour de moi étincelait sous la lumière intense de ce soleil naissant du mois de Juillet. J’avançais vers une destination inconnue, ma liberté éphémère, ce Dimanche matin, sur mon vieux vélo Peugeot, retrouvé dans le garage de mon grand père disparu quelques mois auparavant.

Pourquoi et comment étais-je arrivé là, au milieu des champs de blé qui n’avaient pas encore été moissonnés, ces bosquets, ces prés humides ?

Ce matin, j’ai quitté la douceur du sommeil abruptement et très tôt ; une seule pensée assaillait mon esprit, lancinante et presque douloureuse : prendre de force ma liberté, ne serait ce que quelques minutes, mais au moins la goûter, m’en enivrer, boire le calice jusqu’à la lie. C’était obsessionnel, je ne me sentais pas capable de m’y soustraire ; j’étais le prisonnier, la victime de ma pulsion.

Je suis sortie à pas feutrés de la chambre, sans réveiller Ludmilla, puis après quelques ablutions et un café chaud avalé vite fait, je refermai la porte de l’appartement en catimini, descendis l’escalier de l’immeuble ; j’étais dehors à six heures trente. Mon cerveau se déchirait entre deux émotions paradoxales, l’immense plaisir de l’aventure qui commence, le goût d’un certain danger, de l’inexplicable, de l’irrationnel, et cette honte intense qui m’envahissait dans le même instant, incapable d’expliquer ce qui motivait cette folie, honte qui me hurlait du fond de mon éducation de ne pas faire ce pas irrémédiable.

Après une bonne demi heure de route, que la voiture dévora à toute vitesse, je me retrouvais devant l’entrée de la maison de mon grand père. Elle était toujours inhabitée (le serait elle un jour de nouveau ?) depuis son décès, quelques mois auparavant. En partant de chez moi, j’avais bien entendu pris la précaution de me munir du trousseau de grosses clés à l’ancienne de cette maison. Je n’avais pas l’intention de rentrer dans les pièces de vies, que je connaissais forcément pour y avoir joué, crié, pleuré et ri une grande partie de ma jeunesse. Je me suis directement dirigé vers l’appentis, j’ai ouvert la porte de bois brut, et dans la poussière qui volait, les toiles d’araignées qui se paraient de lumière, j’ai attrapé le guidon du vieux vélo, pour l’extraire de sa cage sombre.

Celui-ci semblait avoir hanté ma nuit, mon éveil, sans que je puisse l’expliquer. Il était la raison fondamental qui m’avait poussé à quitter le lit marital, oublié et laissé en plan ma femme Ludmilla. Ce vélo était à n’en pas douter la clé de l’aventure qui m’appelait du fond de mon âme, et à qui nul ne pourrait plus me soustraire en cet instant. Je sortis le vieil engin à la main de la cour pavée, la maison de mon grand-père était une vieille ferme restaurée, construite en U, juste à la sortie de la petite commune anciennement rurale, devenue depuis résidentielle.

Un chemin à droite partait rejoindre les frondaisons de grands arbres qui frissonnaient de toutes leurs feuilles, sous la brise, comme pour se sécher de la rosée qui les paraient. Je décidais de suivre son invitation à l’oubli. L’herbe sur les bords était bien verte, malgré la chaleur installée depuis quelques jours. J’entendais chanter une multitude d’oiseaux, qui comme moi profitaient du soleil aux rayons filtrés par les grandes branches qui ployaient au dessus du chemin.

Ma vieille guimbarde râlait à chaque coup de pédale, en craquements et grincements, qui donnaient l’impression qu’elle allait rendre l’âme. Deux mètres, puis deux mètres encore, et ainsi de suite, nous avancions tous les deux au milieu du kaléidoscope lumineux qui se dessinait sur le sol.

L’air s’amplifiait de senteurs qu’il me semblait avoir perdues, oubliées au plus profond de ma mémoire, un mélange de parfums de fleurs, et des humeurs animales provenant du champ non loin de moi, où paissaient quelques vaches bigarrées de marron et de blanc, ne me prêtant aucune attention.

J’étais heureux, libre et heureux ! J’étais incapable d’expliquer ce qui m’avait pris, et d’ailleurs je n’en avais pas envie, mais je respirais mon bonheur à pleines bouffées, je dévorais chaque minute avec gourmandise, sans qu’il m’importe de comprendre ou de savoir ce que les uns et les autres pensaient ou penseraient.

Je poussais plus fort encore sur les pédales rouillées pour prendre de la vitesse et sentir la caresse de l’air encore frais à cette heure, et les mètres défilaient, les paysages évoluaient ; le chemin s’arrêta au détour d’une petite route, longeant un immense champ de blé gorgé de lumière. Comme une évidence, je pris le partie de l’emprunter, de la suivre. Peu m’importait de me perdre ou de m’égarer puisqu’ à ce moment précis, je ne concevais pas de retour !

Une sensation effarante occupait mon esprit, j’étais partagé, déchiré même entre deux puissantes envies : envie de rire à gorge déployée en même temps qu’une gigantesque envie de pleurer de tout mon cœur, que les larmes envahissent et me noient les yeux, jusqu’à fondre sur mon visage. J’avais envie de crier, hurler, sans savoir quoi hurler : « Je suis Heureux ! » ou « Je suis libre ! », ou alors « Je n’en peux plus ! » « J’ai si mal d’être ! »

Les larmes gagnèrent la bataille, même si un sourire s’insinua malgré tout sur mes lèvres. Il n’y eut pas de cris, laissant au silence de mon âme son royaume.

Au bout de quelques minutes, une seconde ou une éternité, je ne saurais dire, la route vint longer sur quelques mètres une petite rivière, ou un grand ruisseau, à l’eau claire, qui sinuait sur trois mètres de largeurs, sous de grands arbres, lesquels semblaient se pencher affectueusement au dessus de lui pour lui procurer de l’ombre. Je descendis de ma monture, la posai dans l’herbe, pour descendre avec précaution jusqu’à son bord.

L’eau était limpide et coulait son chargement de lumières irradiantes entre les rochers qui tentaient de la contraindre. Il s’en dégageait une atmosphère de grande fraicheur, et dès lors je n’eus qu’une envie, pénétrer ce monde liquide.

Il me revint à la mémoire lorsque mon grand père m’emmenait, la canne à la main, à la pêche au gardon, de ce cours d’eau d’ailleurs ; je me souvenais combien je goutais, aussi jeune que je sois, ces moments exquis de liberté et de paix volés au monde. Mais là, pas de canne, d’asticots, plus de grand père, juste moi loin de tout et de tous en ce moment ! La rivière était fraiche, froide, et mes pieds nus sur les galets moussus, trouvaient avec peine de quoi se poser avec assurance. L’eau me montait jusqu’à mi mollet, et je me félicitais d’avoir choisi un bermuda pour me vêtir ce matin.

Je fis quelques pas tel le héron cherchant sa proie, dans l’eau limpide qui dévalait sur son lit de galets, avant de rebrousser chemin et de sortir de la rivière. Une fois les pieds assez secs pour accepter de rentrer de nouveau dans mes chaussures, je repris pied sur l’asphalte, enfourchait ma vieille bécane, et continuai mon chemin sans but.

Je suis incapable de dire combien de temps dura cette errance, au gré des champs et des prés, des bosquets et des petits bois. J’avais perdu toute notion du monde réel qui m’entourait, et ce n’est que le hasard qui m’amena de retour devant le porche de la maison de mon grand père. J’étais fourbu, éreinté, affamé, trempé de sueur et perdu.

J’aurais pu repartir pour un autre tour, fuir sur mon vieux vélo, mais en fait l’alchimie ne fonctionnait plus. Le moment de folie venait de s’éteindre, je me réveillais d’un beau rêve dont les images s’évanouissaient à chaque inspiration, ne laissant derrière lui, qu’une infime trace de bonheur fugace.

J’ai rangé mon engin vétuste dans la remise, ai refermé à clef, puis j’ai repris le chemin de ma vie à bord de ma voiture.

Lorsque j’arrivais dans mon appartement, je trouvais ma femme folle d’inquiétude, incapable de comprendre ce qu’il venait de se passer ; je n’ai d’ailleurs pas été en mesure de lui expliquer ce qui m’avait poussé à partir à l’aube, fuir l’appartement, sans prévenir, sans téléphone, à disparaître plus de six heures sans la moindre explication.

Ce moment de folie ne se reproduisit plus jamais, pour le plus grand plaisir de Ludmilla ; mais il en resta quelque chose, de très important pour moi : Je me suis porté acquéreur de la maison de mon grand père, et grâce à mes parents, pour une somme raisonnable. Depuis, nous y vivons, même si mon épouse ne s’y fit qu’avec difficulté. J’ai gardé le vieux Peugeot, que j’entretiens avec tendresse ; il ne grince plus, il roule et me transporte avec aisance le plus souvent que je peux, lors de mes promenades.

Ce coup de folie m’a appris où était ma place en ce monde, et ce qui me rendrait toujours heureux.

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