1973 J’allais avoir dix sept ans !
Voilà, les portes du Moulin viennent de se refermer, nous rejetant aux bords de l’aube qui n’allait plus tarder.
Nous sommes là, devant ce petit port du Douhet en haut de l’ile d’Oléron, entre Saint Georges et Sauzelle, ou quelques voiliers épars dialoguent entre eux et la mer derrière la jetée, battant la mesure de la risée sur leur gréement. La fin de nuit nous parait douce, alors que nous sortons tout juste de l’atmosphère surchauffée de la boite de nuit, de ses spots qui nous ont électrisés, de l’alcool qui continue son lent cheminement et de mettre de la lave dans chacune de nos veines.
Stevie Wonder perpétue son « Superstition » dans tous nos neurones, malgré la quiétude de l’heure trop matinale, et nous avons de la musique plein la tête. Envie de danser, envie de se laisser une nouvelle fois emporter par la frénésie, mais le corps vient d’être kidnappé par la fatigue, oubliée quelques heures, qui avait fait son retour avec le calme et la douceur de l’air marin. Un frisson, la chemise collée au corps par la sueur déversée pendant des heures nous fait frissonner sous l’air marin
Un dernier salut à nos compagnons de nuit, rencontrés le soir, que l’on ne reverra certainement plus jamais, malgré ces promesses que l’on a déjà presque oubliées.
Il faut rentrer, la canadienne, le matelas et le sac de couchage nous attendent au camping blotti sous les pins, derrière les dunes de sable fin, qui seront envahies dans quelques heures de vacanciers près à se bruler la peau, pour prouver que leurs vacances étaient fantastiques. Tout notre être aspire à les retrouver, mais il y a trois bons kilomètres, voir quatre à faire pour les retrouver.
Serge et moi nous regardons, il faut y aller, escalader les gros rochers de soutènement de la digue qui va s’enfoncer dans l’océan, pour atteindre la plage qui forme une petite baie, protégée par les pins maritimes.
« Merde, c’est marée haute ! » Nos jambes semblent devenir molles et ne plus nous soutenir rien qu’à l’idée qu’il va nous falloir parcourir les plus de trois kilomètres de la plage dans le sable sec et mou.
« Very superstitious, writing's on the wall,
Very superstitious, ladders bout' to fall,
Thirteen month old baby, broke the lookin' glass
Seven years of bad luck, the good things in your past.”
Je chantonne pour oublier chaque pas nécessaire après le précédent, pour nous rapprocher de notre délivrance, mais Serge n’écoute plus, n’entend plus, il dort en marchant, ou marche en dormant qu’en sais je exactement ?
Je suis seul avec les flashs lumineux de cette nuit de vacances passée avec les grands qui reviennent dans mon esprit cadencer mes efforts.
Mes pieds me font mal. J’ai eu mon petit succès avec le look bien habillé pieds nus, mais après plusieurs heures, on rêve de chaussures ; Tant pis, j’ai fait mon petit effet, je suis fier de moi. Mes cheveux longs et blonds ressemblent à de la filasse, et sentent le tabac froid à dix mètres au moins ; mes vêtements n’ont plus d’allure, mes pieds chauffent malgré la fraicheur du sable, mais je suis sur un petit nuage dans ma tête ;
Une jeune femme a passé une bonne partie de la soirée à me suivre du regard, le détournant chaque fois qu’il croisait le mien. Elle était belle, grande et malheureusement accompagnée, un homme, alors que moi je ne suis qu’un jeune homme. Chaque fois que je sentais ses yeux dirigés vers moi, je redoublais d’efforts dans des danses encore plus hystériques.
La belle est partie avant la fermeture, mais je me souviens bien de son visage, de tout son être qui à ce moment précis me fait oublier les agressions de la fatigue, tandis que Serge avance les bras ballants le long du corps, la tête penchée en avant prête à se détacher du cou.
Plus d’une heure de marche, le jour cette fois apparait devant nos yeux, sur l’horizon maritime, nous dépassons deux pécheurs, vieux baroudeurs habitués aux nuits de veille à surveiller le tintement de la clochette perchée en haut des cannes.
Nous arrivons enfin, l’entrée qui tranche la dune, un effort pour monter les quelques mètres, puis encore quelques mètres pour atteindre l’entrée du camping, nous sinuons sur les chemins carrossables de galets enfoncés dans le sable, entre les parcelles et arrivons enfin devant nos tentes respectives. Pas de besoin de bonne nuit, de bonsoir de au revoir, tout cela est superflu !
Le bruit familier et rassurant de la fermeture éclair qui monte puis redescend, j’enlève tous ces vêtements qui sont de trop et m’effondre sur le matelas et le duvet, pour sombrer de suite dans mon monde de rêve où la belle est venue me retrouver en cachette de cet homme que je jalouse en silence.
Un bruit……. Une voiture qui passe…… rien ne me sort de mon sommeil protecteur.
-« Chers amis bonjour ! Ici le jeu des mille francs dans la petite ville de Bressuire à 350 kilomètres de Paris…… »
De la tente familiale voisine, où la femme s’active à préparer le repas qui ne saurait tarder, sur la table pliante en fer, trône le poste de radio, et comme en écho aux centaines d’autres allumés en même temps sur France inter, Lucien Jeunesse vient de mettre un terme à mon droit au repos. Il est midi et les campings ne sont pas faits pour ceux qui vivent la nuit, aussi dois je me rendre à la raison, ma journée commence maintenant ! Ce soir, je retournerai au club du Douhet, à pieds s’il le faut, j’irai retrouver mon inconnue, danser comme un possédé, ce soir je vivrai ma jeunesse !
C’était il ya trente ans, j’ai bien rencontré la jeune femme, mais ce sera peut être l’objet d’une autre historiette. Par contre chaque fois que j’entends une parcelle d’enregistrement de ce jeu qui se terminait invariablement par :
-« Et à Demain si vous le voulez bien ! » Lancé au public et aux auditeurs par Lucien Jeunesse, je retrouve avec bonheur ces petits moments fantastiques !